dimanche 30 août 2015

#5 - l'embauche

par breadless-arts


En cet instant, je me sens comme une conne. Mes certitudes naguère inébranlables sont à présent au bord du précipice et jouent dangereusement avec la mort. Je n'ai pas le droit à l'erreur. Assise depuis près de 20 minutes sur une chaise qui a dû voir défiler nombre de candidats depuis plusieurs décennies, j'attends que la directrice des soins de l'EPSM daigne me recevoir. Je pense à cette chaise. A peser et soupeser ces culs tout en tension, maîtrise-t-elle le poids de l'anxiété? Peut-elle prédire qui sera ou ne sera pas retenu?

Si je joue si gros, c'est parce que c'est ici et pas ailleurs que je souhaite bosser. J'ai eu beau me convaincre que je pouvais travailler dans n'importe quel établissement ou service, c'était faux. Mon parcours de stage sans faute n'était qu'une illusion. La chirurgie, la médecine, les urgences, tout ces lieux qui font rêver nombre d'étudiants, n'ont eu aucune emprise sur moi. J'y suis passée, telle une élève appliquée, répétant des gestes avec la dextérité et la minutie requise. Mais application et passion n'ont rien en commun. Non, pour moi c'était écrit depuis mon premier jour en IFSI, ce serait la psychiatrie ou rien du tout. 

Alors je suis là et mon chemiser absorbe difficilement la transpiration qui coule le long de mes aisselles. Elles sont où les 24h promises par mon déo? Et puis la porte s'ouvre et mes idées s'envolent. Toute la préparation que j'ai faite pour cet entretien vole en éclat. Tout s'embrouille dans une mixture étrange que appelle le trac ou encore la flipette.

- "ça ne vous dérange pas si je fume?" lâche-t-elle en me faisant pénétrer dans son spacieux mais décrépit bureau.

Question purement rhétorique puisque elle allume sa clope sans attendre ma réponse. C'est une femme fatiguée, au teint terne que des années de tabagisme ont usé lentement. Elle me regarde à peine, préoccupée semble-t-il par l'accumulation de dossiers sur son vaste bureau. Les minutes s’égrènent, sans un échange, le malaise s'installe. C'est alors qu'elle allume sa seconde clope qu'elle me regarde alors.

- "Vous croyez à la folie Mle Q?"

Bien entendu, déstabilisée par sa question je peine à élaborer une réponse. J'aimerais lui citer Canguilhem ou Bergeret, évoquer la frontière ténue entre le normal et le pathologique mais rien ne vient. Alors elle poursuit.

- "J'y crois moi Mle Q et vous allez y croire rapidement aussi croyez-moi. Je vous vois venir avec vos grandes questions "Qu'est-ce que le normal? à partir de quand bascule-t-on du normal vers la maladie?" Bien, gardez vos interrogations dans un coin de votre tête mais ici vous allez côtoyer au plus près la vraie folie, la grande folie. Vous verrez des patients, des grands fous comme on les appelle, pour qui tout sera fait mais qui jamais ne trouveront leur place dans la société. Et par moment c'est vous qui allez halluciner..."

La directrice des soins accapare la parole et ne la rend jamais. Je la regarde, je l'écoute, je ne pipe mot. Elle poursuit dans un enchevêtrement de digressions qui me donne le tournis. Puis, elle se dresse, appuie ses poings sur son bureau. Je me lève à mon tour. Elle me tend une feuille.

- Bien Mle Q, vous allez appeler M. X à ce numéro. C'est le cadre du service, il vous donnera votre planning.

- Ce qui veut dire? balbutie-je...

- Que vous êtes embauchée? Mais bien entendu Mle Q. Vous croyez quoi? Que l'on vous embauche, que l'on vous fait une faveur? Pas du tout et si c'est ce que vous pensez alors il va falloir corriger votre grille de lecture. Non sérieusement, j'ai lu avec attention votre parcours, j'ai vu vos notes et j'ai regardé de près votre mémoire... Alors que vouliez vous que je fisse de votre candidature? Je ne vous embauche pas, c'est vous qui vous imposez à nous et ça nous fait très plaisir. Mais attention aussi bon était votre mémoire, il ne vaut rien à ici. Les choses sérieuses débutent à présent pour vous. 

-Merci,

- Et puis vous venez de me démontrer que vous aviez en vous la qualité première d'une infirmière en psy: l'écoute, l'écoute active. 

- euh... Merci

-Ne me remerciez pas, le boulot est devant vous. Vous allez faire du soin. On va vous emmerder, on va vous demander mille choses qui ne seront pas du soin alors gardez la tête froide. Et concentrez vous sur ce que vous savez faire de mieux: le soin. Ici on est en psychiatrie et je veux des soignants qui fasse du bon boulot. Oubliez vos notes, ravalez votre fierté, ici vous êtes une bleue! Mais une bleue qui a autant de valeur que n'importe quelle IDE et qui a le même droit à s'exprimer et à donner son point de vue.

- C'est noté.

- Deux choses encore. La première. Rangez votre pince Kocher au vestiaire, on est pas dans le général ici.  Mais ne sortez jamais de ce même vestiaire sans votre appareil psychique.

- ... mon appareil psychique...

- Oui votre appareil psychique, celui qui vous sert à penser.

- J'aime beaucoup l'idée.

- Allez filez Mle Q. Téléphonez vite à votre cadre, il vous reste encore vos tenues à essayer, vous débutez lundi.

- Merci beaucoup Madame. Juste, excusez-moi mais n'y avait-il pas autre choses que vous souhaitiez me dire, vous avez dit "deux choses encore"

- Mais oui c'est vrai! Quand je vous dis que vous êtes douée pour l'écoute active, je me trompe rarement! Ce que je voulais vous dire c'est que vous allez probablement ressentir de la frustration en quittant ce bureau. Vous aviez préparée au mieux votre entretien, j'en suis certaine, et je ne vous ai pas laissée la parole. Vous mourriez d'envie de me présenter vos motivations intrinsèques à nous rejoindre, à me parler de votre passion pour le soin psychiatrique. Comme tous ici vous n'êtes pas là par hasard, c'est un poncif mais il est souvent vrai "on ne vient pas en psychiatrie par hasard". Et quand on se trompe, quand des touristes frappe à notre porte et qu'on fait l'erreur de les embaucher, ils partent généralement d'eux-mêmes. Soit, dans le meilleur des cas, ils ne renouvellent pas leur contrat et quitte l'EPSM avant d'être stagiairisé, soit dans le pire des cas, ils se mettent en arrêt car ce qu'ils vivent ici, ils ne savent pas le gérer, n'y mettent pas de sens etc.. 

- Je comprends.

- Alors je suis sûr que vous avez vos propres raisons, mais je ne veux pas les connaître. Elles sont intimes, elles vous appartiennent. J'ai lu votre lettre de motivation, j'ai confiance en vous. Allez, allez-y!

Je me lève et m'apprête à sortir du bureau quand elle m'interpelle.

- Ah oui vous me l'avez pas demandé mais je suis sûr que cela vous intéresse. Vous allez en admission adulte.




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