mercredi 27 décembre 2017

Avec les alcooliques anonymes

par d_marino2001


( W A R N I N G. Ma vie a quelque chose de passionnant... enfin pour moi... et encore... Donc, pas de souci, je comprends que te perdre dans les méandres et vicissitudes de mon enfance ne t'intéresse guère. Lecteur te voilà prévenu, saute directement au 7ème paragraphe juste après les *** (désolé je ne sais pas faire un lien web...) pour entrer dans le vif de cet article sinon ce sera à tes risques et périls mais quelque soit ton choix sois le bienvenu in my world!)



C'était encore une fillette, elle devait avoir une dizaine d'années, pas beaucoup plus. On la disait solitaire. C'est pas tant qu'elle était inhibée mais ce qu'elle aimait c'était être seule, inventer ses propres jeux et nourrir son monde intérieur. Quand ses copines se retrouvaient les mercredis après midi et les samedis au sein d'associations sportives ou artistiques, elle, elle restait chez elle. Ses parents ne la retenaient pas bien au contraire. Et ce qu'elle aimait par dessus tout c'était rêvasser, ne rien faire si ce n'est être allongée à même le sol de son refuge.

Son refuge il était là haut. Dans le vaste grenier. Pour y accéder il fallait depuis le couloir face à sa chambre, ouvrir une trappe et en faire descendre l'escalier escamotable. L'opération délicate était le plus souvent diligentée par un adulte. Si la maison - ancienne - avait au fil des ans bénéficié d'importants travaux de rénovation, le grenier était resté quant à lui figé depuis des décennies.

Avec son sol jonché des souvenirs des anciens occupants des lieux, le grenier était aux yeux de la fillette une véritable caverne d'Ali-Baba. Dans cet espace qui devait avoisiner les 60m², se bousculaient les héritages d'époques révolues. Se côtoyaient ainsi des jeux amochés comme ce robot des eighties dont les rares bruitages ressemblaient à présent à de longues complaintes métalliques et douloureuses. Il y avait aussi plusieurs poupées, torturées et démembrées, qui reposaient à même le parquet poussiéreux. Elles ne suscitaient guère l'envie de jouer à la maman mais plutôt celle de célébrer une messe noire. 

Et puis sous cette charpente et cette toiture mal isolée - véritable cagnard en plein été et froid Sibérien en hiver - il y avait les livres et les écrits. Il y en avait partout. En carton, en étagère ou en vrac. On trouvait des manuels et de cahiers scolaires. Si on prenait le temps de les examiner on y découvrait avec délectation les balbutiements de l'écriture encore hésitante d'une gamine des années 50. La France décrite dans les manuels était une France qui déjà aux yeux de la fillette n'existait plus. C'était la France rurale et les phrases décomposées syllabes après syllabes parlaient de la vie à la ferme, de paille et de foins et de bidons de lait. 

Il y avait les lettres aussi. Par cartons entiers. Une correspondance amoureuse qui eut laissée songeur bon nombres de gosses issus de la génération Z. Ces lettres ramenaient à une époque où les contacts étaient rares et précieux. Les téléphones portables n'existaient pas, encore moins les smartphones. Ni chat ni sms. Les réseaux sociaux relevaient d'un scénario de science fiction digne de Philip K Dick.

Enfin tout au fond, dans une semi-obscurité, (car une seule ampoule avait pour mission d'éclairer la totalité du grenier) il y avait cette vaste étagère sur laquelle s'empilaient des ouvrages en tous genres. On pouvait tout aussi bien y trouver une collection de romans sentimentaux issus du magazine Nous Deux, que des ouvrages historiques ou des classiques de la littérature.

Ainsi la fillette, jour après jour, s'installa sur les coussins qu'elle avait elle-même agencé pour en faire un divan spacieux. Elle découvrit sous la poussière les atrocités des deux grandes guerres, l'époque de la guerre froide et la chute du mur et sans vraiment les lire elle imagina les mystères et interdits que pouvaient renfermer les œuvres de Dante Alighieri, L'enfer et La Divine Comédie en tête. Elle feuilleta aussi Guerre et Paix, les Frères Karamazov, Boris Godounov ou encore le Revizor. Du Russe mais pas que. Une large place était bien entendue consacrée à la littérature Française. Balzac, Zola, Maupassant, Hugo et toute la fine équipe était réunie au sein de cette bibliothèque. Une couverture marqua particulièrement son attention. C'était celle d'un roman de poche sur laquelle était représenté un lion majestueux. Cette image la faisait voyager. A la façon de Tintin, elle décollait pour l'Afrique pour résoudre mille et uns mystères qu'elle inventait. Ce livre, le Lion de Joseph Kessel, elle ne l'a jamais lu. Du moins pendant son enfance.

***
*


C'est de nombreuses années plus tard que je suis tombée par le plus grand des hasards sur le Lion de Kessel. Cette oeuvre faisait partie de mon patrimoine culturel bien que je ne l'ai jamais lu. Il était temps de réparer cette erreur. Kessel fait partie des grands écrivains Français du XXème siècle et bénéficiait en son temps d'une grande reconnaissance. C'était un auteur superstar. Aujourd'hui il est un peu tombé dans l'oubli et est j'imagine moins étudié au collège qu'il ne le fut.

Ce que j'adore chez Kessel , c'est qu'il a la trempe des grands écrivains. Pas le genre de mec à se poser devant son bureau en charentaises et à attendre que l'inspiration viennent frapper à sa porte. Non Kessel est un auteur qui mouille la chemise, qui va à la rencontre de son sujet peu importe si celui-ci soit de l'autre côté du globe. Avant d'être écrivain, Kessel est journaliste. Et avant d'être journaliste, Kessel est un voyageur-aventurier. Il suffit de lire sa biographie pour s'apercevoir que le voyage est dans son ADN.  C'est après ma lecture du Lion que j'ai décidé de ne pas en rester là et de lire un second Kessel. J'ai alors découvert que Kessel avait écrit sur l'alcoolisme, sujet qui me passionne tout particulièrement et qui est au cœur de mes pratiques. Aussi avant de me lancer dans la lecture de "l'armée des ombres" ou de "les mains du miracle", je me penchai sur son livre sobrement intitulé "Avec les alcooliques anonymes".

Si Kessel s'est intéressé à la dépendance alcoolique, c'est avant tout parce que sa femme en soufrait elle-même. Michèle O'Brien venait d'une famille Irlandaise où l'alcool était fortement présent à en croire l'article paru dans Libé le 29 janvier 2016. Elle y est décrite comme "une personnalité originale et farouche [... ] qui sous l'effet de la boisson se métamorphosait tantôt en bouffonne vaseuse, tantôt en furie au langage ordurier". Michèle qui, toujours une flasque de whisky en poche, multipliait les esclandres fit 17 séjours en désintoxication entre 1964 et 1978 à la clinique du château de Préville à Orthez.

Alors si la démarche de Joseph - qui préférait qu'on l'appelle Jef - est bien entendu journalistique elle trouve cependant ses fondements dans la culpabilité profonde qu'il ressentait dans l'alcoolisme de sa "beautiful darling". Si lui pouvait se montrer gros buveur, il n'en a semble-t-il jamais souffert. Kessel était en revanche convaincu que c'est à son contact que Michèle était devenue alcoolique. Il nourrissait l'espoir que son reportage sur les AA lui ferait prendre conscience de ses troubles.

Pour mieux comprendre la passion amoureuse entre Kessel et celle qu'il appelait Mike je vous invite à découvrir l'article suivant: http://professionlavie.blogspot.fr/2014/12/profession-1er-grand-reporter.html

Propos rapportés de Michèle aka Mike « A cette époque, nous recevions beaucoup et nous allions beaucoup chez les autres. Ivre, j’avais la langue cruelle, lacérante. Cela faisait souvent scandale. Qu’importe ! me disais-je avec satisfaction. J’étais une lady" 

Quant vous travaillez en hôpital psychiatrique, les addicts constituent votre "fond de commerce". Le mésusage de l'alcool ou du tabac est trans-nosographique, on le retrouve chez un nombre très important de patients. La dépendance concerne tout aussi bien les patients aux structures névrotiques que les psychotiques. Souvent on classera volontiers ces patients du côté des borderline sauf si comme moi vous travaillez dans un service ou le psychiatre sous forme d'aveu vous déclare entre deux entretiens "oh...vous savez Suzie, moi il y a bien longtemps que je ne fais plus de clinique...."

De fait, bien souvent abandonné, ces patients sont comme des yo-yos qui vont et qui viennent. Si l'accueil qui leur est réservé est initialement chaleureux, il ira indubitablement en se détériorant, l'équipe médicale et paramédicale plutôt que d'affronter son incapacité soignante projettera son échec thérapeutique sur le patient en appuyant sur ses faiblesses, son soit-disant manque de volonté et sa supposée recherche de bénéfices secondaires... Du grand classique.

Et puisque personnes alcoolo-dépendantes il y a, associations néphalistes il y a aussi... Sans déc, j'adore ce terme "néphaliste" pas vous? ça me fait penser à une bande d'amateurs de timbres. Oui je sais ce sont les philatélistes, j'ai pas dit que je confondais ces termes, juste que ça m'y fait penser, par association d'idées si vous préférez. Imaginez un instant l'association des philatélistes anonymes? Comme ça, de prime abord, on pourrait dire qu'un amateur de timbre est inoffensif et que sa passion est sans danger... mais s'il vous prend l'idée de regarder la saison 3 de l'excellent série Fargo vous comprendrez vite que la quête d'un seul timbre peut vite vous menez dans des eaux troubles... Mais je m'éloigne du sujet... Reprenons! Chaque fois que je reçois un alcoolo-dépendant en hospitalisation je me dis tout seul dans ma petite tête "Untel est arrivé pour sevrage alcoolique, ce serait bien qu'il rencontre les collectionneurs de timbres." Et niaisement je souris...

Paradoxalement j'ai pu constater que l'association néphaliste la plus connue est aussi la moins connue. Je m'explique. Tout le monde connaît les Alcooliques Anonymes. Soignant ou non-soignant. Probablement que sa représentation dans un cinéma sur-représenté en France (le ciné US) y est pour beaucoup. Mais et c'est là le paradoxe peu de personnes en connaissent son fonctionnement et notamment son aspect spirituel voire religieux.

Quand je discute avec mes collègues, rares sont ceux qui opèrent une distinction entre les associations d'anciens buveurs. Vie libre, AA, Alcool Assistance, Croix d'Or, Espoir Amitié etc.. Toutes se fondent en un grand magma unique dénué de nuance et de singularité. Il ne s'agit pas de blâmer qui que ce soit - après tout mes collègues et moi bossons en admissions psy et non pas en addictologie - mais bien de souligner le rideau d'opacité qui sépare système de soin et réseau d'anciens buveurs.

Pourtant, plutôt que de voir dans le refus d'un patient de se rendre à une réunion des AA la preuve indubitable d'une volonté de ne pas se soigner justifiant une sortie rapide d'hospitalisation, peut-être qu'une connaissance à minima des principes fondateurs des AA permettrait une autre lecture.

Alors le livre de Kessel permet de rétablir la spécificité des AA. Ecrit à une époque où ce qui venait des States ne pouvait se découvrir en cliquant depuis son salon sur un site officiel mais demandait un effort physique d'investigation aux journalistes, ce livre se lit presque comme un roman grâce à la qualité d'écriture de Kessel. Et puis ce n'est pas un livre lambda sur les AA, non ce livre à réellement participé à l'implantation des AA en France.

Le regard de Kessel est celui d'un curieux qui de prime abord peine à comprendre comment certains hommes peuvent sombrer dans l'alcoolisme alors qui lui, bon buveur, ne s'estime pas en danger.

"il m'était arrivé de dépasser la mesure plus d'une fois. Il m'était arrivé même d'aller jusqu'à l'inconscience, jusqu'à l'absurde, le ridicule et l'odieux. Après ces excès, j'avais connus des réveils terribles. Mais les bons souvenirs l'emportaient de loin sur les mauvais. Et quand je pensais à toutes ces heures d'allégresse intense, d'ardente amitié, de communion généreuse que j'avais connues aussi bien en escadrille que chez les tziganes de Paris ou train blindé sibérien, ou sur un voilier en mer Rouge, ou encore dans une baraque de la Terre de Feu, et que je devais à l'alcool - je ne pouvais m'empêcher de considérer ce dernier comme un sûr et joyeux compagnon tout au long de l'existence."

Alors pour mieux saisir la souffrance Kessel plonge au coeur de la bowery, quartier New-Yorkais invraisemblable où survivent ceux qui touchent le fond. Avec lui nous découvrons les personnalités fondatrices et les principes fondateurs des AA mais aussi les anonymes qui peuplent ce livre.

"J'ai eu besoin d'alcool pour trouver le courage d'aller aux chantiers, puis pour avoir la main sûre. J'étais saoul tout le temps, quoi! (...) Aucune jeune fille propre ne voulait plus sortir avec moi. J'ai bu davantage. Mon patron a fini, malgré sa patience, par me mettre à la porte. J'étais bon ouvrier, j'ai trouvé de l'embauche, jamais pour longtemps à cause de la gnôle. Comme il m'en fallait toujours davantage et que je chômais de plus en plus, j'achetais la moins chère, le vrai poison. Alors tout m'a paru sans importance - vêtements, apparence, santé. Je suis devenu un de la Bowery"


"Je n'essaierai pas de faire croire, dit-il, que cela a été plaisant. Mais est-ce que les angoisses de l'alcool, et les tremblements et les ulcères et la vermine, et le DT c'est plaisant? J'ai souffert, c'est sûr, mais une fois pour toutes. Et j'ai été soutenu par les Alcoholics Anonymous, chaque jour, chaque nuit. Ils m'ont donné les moyens, les recettes, pour passer le plus dur. Et j'ai un job et j'aime ma nourriture, j'ai même des amis... Je vis de nouveau..."


S'il y a bien un principe que nous Frenchies avons du mal à digérer est l'aspect de dévotion religieuse qui entoure la participation aux réunion des AA. Comme si chaque alcoolique - à la façon d'un Benicio Del Toro dans 21 grammes - devait s'encombrer du poids immense de la culpabilité et se flageller dans un processus rédempteur.

Voici quelques extraits du livre:

"Il n'y a qu'une protection et une seule qui puisse veiller sans défaillance, jour et nuit, sur l'alcoolique, le sauver de lui-même jusqu'à la fin de ses jours. Parce qu'elle n'appartient pas à la créature humaine. Parce qu'elle est le fait d'une Puissance Supérieure, divine."



"Elle exige que l'on reconnaisse l'existence d'une Puissance Supérieure, qu'on ressente dans son âme la présence et que l'on se soumette à son décret souverain"



"Le premier consiste à reconnaître son impuissance à dominer l'alcool et à gouverner sa vie. Le deuxième est de croire qu'une Puissance Supérieure peut lui rendre sa vie. Le troisième est de prendre la décision de remettre sa volonté et sa vie entre les mains de Dieu, "tel qu'il le conçoit".

Dans notre pays très attaché à la laïcité ce discours à de quoi faire saigner les oreilles. Ainsi j'ai à de nombreuses reprises entendu des patients à qui l'on proposait de se joindre à une réunion des AA organisée sur l'établissement "Hors de question, une vrai secte ces gens-là". Oui les AA provoquent régulièrement des réactions excessives... Pourtant le Dieu auquel les AA nous invitent à nous soumettre est un Dieu "modulable":

"Ces gens m'ont encore enseigné que si je voulais avoir la force de suivre ces préceptes, il me fallait prier Dieu. Mais que ce Dieu ne devait pas être conforme à une image imposée depuis des siècles, que j'étais libre de concevoir à ma guise et que, même si je ne croyais pas à un Dieu, même de cette manière, je devais essayer de prier le Dieu qui pourrait être et me donner le courage nécessaire."



"Ebby annonça paisiblement les conditions de la recouvrance. Admettre sa défaite absolue. Devenir honnête vis à vis de soi-même. Avouer ses faiblesses à quelqu'un d'autre. Réparer les torts qu'on a causés. Essayer de faire don de soi-même dans désir de récompense. Prier Dieu, quelle que soit votre conception de lui, ou même à titre de simple expérience."



"Nous accepterions le Diable lui-même, s'il était alcoolique et avait besoins de nous, dit Bill W..."

Je dois reconnaître que ce principe à moi aussi le don de casser les pieds et pourtant cette croyance en une Puissance Supérieure contribue semble-t-il de façon efficace au rétablissement de nombreux alcooliques et ce depuis des décennies à présent...

Autre chose qui risque de chiffonner les amateurs de clarté scientifique: les approximations étiologiques. Il faut rappeler que les AA ne sont pas une société savante, ni un regroupement d'expert en addictologie mais un groupe d'anciens buveurs. Cela signifie qu'il ne s'agit pas tant de faire preuve d'une précision clinique que de parler vrai, de toucher le buveur de la façon la plus efficace. Ainsi rappelé on comprend mieux le discours qui ramène la dépendance à l'alcool à une simple allergie.

"on ne devient pas alcoolique. on naît alcoolique. Mais ce fait congénital n'avait rien à voir avec un vice héréditaire - car beaucoup d'intoxiqués sont nés de parents sobres (...) Bref l'alcoolisme (...) était une prédisposition qui relevait du domaine encore mal connu, souvent inexplicable, de l'allergie, de l'intolérance organique."

"Nous savons tous, dit-il, que l'usage du sucre est inoffensif et même favorable à la plupart des gens mais que, pour certains, il est dangereux et peut devenir funeste. Ceux-là sont nés avec une prédisposition au diabète. (...) Leur allergie, alors, est reconnue et ils sont mis au régime. Tout est pareil chez l'alcoolique; la prédisposition congénitale, l'allergie, la discipline nécessaire."


Une idée que je trouve intéressante est celle qui consiste à ne pas se faire de plan sur la comète. Les AA ne demandent pas à leurs membres une abstinence ad vitam aeternam. Non et bien au contraire, le message est limpide:

"ne pas toucher à l'alcool juste pour aujourd'hui: demain est un autre jour"

ou encore:

"Surtout pas de grandes résolutions, pas d'engagements définitifs à l'égard de vous-même. Ne vous jurez pas de ne plus jamais boire. Rien que d'y penser, on est pris de panique. Dites-vous seulement: je ne toucherai pas à l'alcool pendant 24 heures. C'est tout. 24h. Ne pensez pas à un moment de plus. Et quand le premier jour sera passé, dites-vous: "Encore 24h. Ce n'est pas si terrible, je l'ai déjà fait. Puis, on verra bien..." Vivez sur 24h: première règle. La deuxième: venez aussi souvent que vous le pouvez aux réunions."

Cette notion des 24h est intéressante, car quoi de plus difficile, pour celui qui dès son réveil vit pour le produit, dans l'angoisse de se le procurer ou de ne pas en avoir assez, que d'imaginer passer le reste de ses jours sans ce produit qui, s'il le détruit à petit feu, est aussi l'unique remède qu'il a trouvé pour affronter ses angoisses.

"boire pour un alcoolique n'a jamais été un plaisir, mais une absolue nécessité, le seul recours qui lui était laissé pour ne pas devenir fou d'angoisse, pour faire taire, momentanément, un e douleur d'être intolérable, pour se sentir pendant quelques instants, en sécurité dans une zone frontière qui n'est ni la vie ni la mort"

Devenir abstinent c'est faire le deuil de la sensation d'ivresse. Si on aborde ce deuil avec un patient, c'est la piste noire thérapeutique assurée, la plus casse-gueule, celle qui risque de développer plus de résistance au changement que de motivation à l'arrêt. Quelque chose du genre : "Vous me dites que vous souhaitez arrêter l'alcool, cela veut dire faire le deuil de la sensation de l'ivresse, plus jamais vous ne connaîtrez cette sensation si particulière, êtes vous réellement prêt à ça? euh... tout compte fait.. non j'vais continuer à me fout' la tête à l'envers"

Pour autant je trouve cette notion des 24h un peu trop limitative. Si l'engagement à vie peut faire peur, un juste milieu peut être intéressant. Travailler sur une semaine, une quinzaine ou un mois est à mon sens souvent bénéfique. D'une part cela permet de transformer l'abstinence en un challenge ou défi "sportif" qui s'il est réussi méritera récompense. S'offrir une place de ciné ou un p'tit resto après 15 jours d'abstinence est très souvent motivant, gratifiant et permet également la restauration d'un semblant de confiance en soi qui la plupart du temps est bien érodée. De plus et c'est là le plus important, le travail thérapeutique sur une courte période permet d'identifier les jours à priori calmes des jours à priori à risque de consommer. Il est en effet très facile de prendre un agenda avec le patient et de lister les jours à risque. "Lundi je suis chez ma mère, je vais l'aider dans l'entretien de son jardin, ça m'évite de penser, en plus je bois jamais quand je suis avec elle, d'ailleurs il n'y a jamais d'alcool à sa maison, en revanche mardi je suis seul toute la journée, là ça risque de tourner dans ma tête, j'vais ruminer des idées négatives et je risque d'ouvrir une bouteille pour me calmer, après c'est surtout samedi je dois voir les copains et tous picolent alors ça va être dur de refuser". En travaillant ainsi on peut non seulement identifier et détecter les jours à fort risque mais une fois cette première étape terminée on peut travailler sur comment y faire face pour justement ne pas consommer. En travaillant uniquement sur 24h, le patient risque de se réveiller un beau matin sans avoir identifié le gros danger que lui tend la journée et de devoir improviser au dernier moment une stratégie pour ne pas consommer.

Enfin l'idée des AA qui me semble la plus pertinente est celle de l'accompagnement qui se résume ainsi:

"pour rester sobre un alcoolique à besoin d'aider un autre alcoolique."

Intéressante car ainsi résumée elle ne se dissimule pas derrière une intention pseudo-altruiste. Si je t'aide ce n'est pas tant pour t'aider que de m'aider. Oui, en aidant autrui, je m'aide. Extraits:

"... son instinct le plus essentiel lui disait que, en essayant d'aider les autres, c'était lui le premier qu'il aidait."


" L'abstinence lui avait été si facile, si légère parce que chaque jour il avait essayé de rendre des alcooliques à la sobriété. En tâchant de les aider, il travaillait à son propre salut."



" il faut amener les gens comme moi à l'état de misère absolue où je me suis trouvé. Mais sans les soumettre à une pression morale. C'est d'eux-mêmes qu'ils doivent parvenir à cette conscience désespérée. Et cela n'est possible que s'ils entendent un autre alcoolique, aussi gravement atteint, leur parler de soi. Par mon exemple, leur faire sentir, toucher ce vide, ce néant absolu".


J'aime  beaucoup la sincérité de cette aide qui permet à l'aidant de devenir utile et de donner du sens à son existence, sens qui contribue à son tour au maintien de l'abstinence. Cela permet aussi de garder à l'esprit - même une fois l'abstinence installée depuis de longs mois  - que l'on reste fragile et sujet à la rechute. Extrait:

" A condition de garder sans cesse vive et comme saignante la mémoire de ses souffrances, de sa dégradation et de la mettre au service de tous les hommes. alors, peut-être, en effet, un alcoolique a-t-il plus de chance qu'un autre de devenir sel de la terre."

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce livre, tant vous l'aurez compris, je l'ai trouvé passionnant. Bon en même temps il faut savoir s'arrêter. De toute façon pour 10 lecteurs qui auront commencé ce texte combien sont encore là? Levez la main pour voir? ... Ah oui ça fait pas beaucoup tout de même. Alors concluons! Livre ancien, 1960, avec les alcooliques anonymes, n'a pas qu'un intérêt historique. Pour celui qui rend en charge les malades alcooliques, ce livre donne la possibilité via les nombreux témoignages qui y sont réunis de saisir la souffrance profonde de l'alcoolique, sa solitude mais aussi l'espoir que peut susciter une association d'anciens buveurs. Surtout ce livre permet de mieux comprendre la singularité de ce mouvement, les AA. Une meilleure compréhension, une connaissance des 12 principes et à n'en pas douter ce sont les échanges et les entretiens avec nos patients qui s'en trouveront améliorés.



(pour en savoir plus et vous procurer ce livre: https://www.babelio.com/livres/Kessel-Avec-les-alcooliques-anonymes/90460 )


KissKiss
Suzie Q, une fiction autobiographique